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Le nouveau citoyen des Йtats-Unis

Le nouveau citoyen des Йtats-Unis

Ce jour-lа toute l'Amйrique apprit en mкme temps l'affaire du capitaine Nicholl et du prйsident Barbicane, ainsi que son singulier dйnouement. Le rфle jouй dans cette rencontre par le chevaleresque Europйen, sa proposition inattendue qui tranchait la difficultй, l'acceptation simultanйe des deux rivaux, cette conquкte du continent lunaire а laquelle la France et les Йtats-Unis allaient marcher d'accord, tout se rйunit pour accroоtre encore la popularitй de Michel Ardan.

On sait avec quelle frйnйsie les Yankees se passionnent pour un individu. Dans un pays oщ de graves magistrats s'attellent а la voiture d'une danseuse et la traоnent triomphalement, que l'on juge de la passion dйchaоnйe par l'audacieux Franзais! Si l'on ne dйtela pas ses chevaux, c'est probablement parce qu'il n'en avait pas, mais toutes les autres marques d'enthousiasme lui furent prodiguйes. Pas un citoyen qui ne s'unоt а lui d'esprit et de coeur! Ex pluribus unum, suivant la devise des Йtats-Unis.

A dater de ce jour, Michel Ardan n'eut plus un moment de repos. Des dйputations venues de tous les coins de l'Union le harcelиrent sans fin ni trкve. Il dut les recevoir bon grй mal grй. Ce qu'il serra de mains, ce qu'il tutoya de gens ne peut se compter; il fut bientфt sur les dents; sa voix, enrouйe dans des speechs innombrables, ne s'йchappait plus de ses lиvres qu'en sons inintelligibles, et il faillit gagner une gastro-entйrite а la suite des toasts qu'il dut porter а tous les comtйs de l'Union. Ce succиs eыt grisй un autre dиs le premier jour, mais lui sut se contenir dans une demi-йbriйtй spirituelle et charmante.

Parmi les dйputations de toute espиce qui l'assaillirent, celle des «lunatiques» n'eut garde d'oublier ce qu'elle devait au futur conquйrant de la Lune. Un jour, quelques-uns de ces pauvres gens, assez nombreux en Amйrique, vinrent le trouver et demandиrent а retourner avec lui dans leur pays natal. Certains d'entre eux prйtendaient parler «le sйlйnite» et voulurent l'apprendre а Michel Ardan. Celui-ci se prкta de bon coeur а leur innocente manie et se chargea de commissions pour leurs amis de la Lune.

«Singuliиre folie! dit-il а Barbicane aprиs les avoir congйdiйs, et folie qui frappe souvent les vives intelligences. Un de nos plus illustres savants, Arago, me disait que beaucoup de gens trиs sages et trиs rйservйs dans leurs conceptions se laissaient aller а une grande exaltation, а d'incroyables singularitйs, toutes les fois que la Lune les occupait. Tu ne crois pas а l'influence de la Lune sur les maladies?

— Peu, rйpondit le prйsident du Gun-Club.

— Je n'y crois pas non plus, et cependant l'histoire a enregistrй des faits au moins йtonnants. Ainsi, en 1693, pendant une йpidйmie, les personnes pйrirent en plus grand nombre le 21 janvier, au moment d'une йclipse. Le cйlиbre Bacon s'йvanouissait pendant les йclipses de la Lune et ne revenait а la vie qu'aprиs l'entiиre йmersion de l'astre. Le roi Charles VI retomba six fois en dйmence pendant l'annйe 1399, soit а la nouvelle, soit а la pleine Lune. Des mйdecins ont classй le mal caduc parmi ceux qui suivent les phases de la Lune. Les maladies nerveuses ont paru subir souvent son influence. Mead parle d'un enfant qui entrait en convulsions quand la Lune entrait en opposition. Gall avait remarquй que l'exaltation des personnes faibles s'accroissait deux fois par mois, aux йpoques de la nouvelle et de la pleine Lune. Enfin il y a encore mille observations de ce genre sur les vertiges, les fiиvres malignes, les somnambulismes, tendant а prouver que l'astre des nuits a une mystйrieuse influence sur les maladies terrestres.

— Mais comment? pourquoi? demanda Barbicane.

— Pourquoi? rйpondit Ardan. Ma foi, je te ferai la mкme rйponse qu'Arago rйpйtait dix-neuf siиcles aprиs Plutarque : «C'est peut-кtre parce que зa n'est pas vrai!»

Au milieu de son triomphe, Michel Ardan ne put йchapper а aucune des corvйes inhйrentes а l'йtat d'homme cйlиbre. Les entrepreneurs de succиs voulurent l'exhiber. Barnum lui offrit un million pour le promener de ville en ville dans tous les Йtats-Unis et le montrer comme un animal curieux. Michel Ardan le traita de cornac et l'envoya promener lui-mкme.

Cependant, s'il refusa de satisfaire ainsi la curiositй publique, ses portraits, du moins, coururent le monde entier et occupиrent la place d'honneur dans les albums; on en fit des йpreuves de toutes dimensions, depuis la grandeur naturelle jusqu'aux rйductions microscopiques des timbres-poste. Chacun pouvait possйder son hйros dans toutes les poses imaginables, en tкte, en buste, en pied, de face, de profil, de trois quarts, de dos. On en tira plus de quinze cent mille exemplaires, et il avait lа une belle occasion de se dйbiter en reliques, mais il n'en profita pas. Rien qu'а vendre ses cheveux un dollar la piиce, il lui en restait assez pour faire fortune!

Pour tout dire, cette popularitй ne lui dйplaisait pas. Au contraire. Il se mettait а la disposition du public et correspondait avec l'univers entier. On rйpйtait ses bons mots, on les propageait, surtout ceux qu'il ne faisait pas. On lui en prкtait, suivant l'habitude, car il йtait riche de ce cфtй.

Non seulement il eut pour lui les hommes, mais aussi les femmes. Quel nombre infini de «beaux mariages» il aurait faits, pour peu que la fantaisie l'eыt pris de «se fixer»! Les vieilles misses surtout, celles qui depuis quarante ans sйchaient sur pied, rкvaient nuit et jour devant ses photographies.

Il est certain qu'il eыt trouvй des compagnes par centaines, mкme s'il leur avait imposй la condition de le suivre dans les airs. Les femmes sont intrйpides quand elles n'ont pas peur de tout. Mais son intention n'йtait pas de faire souche sur le continent lunaire, et d'y transplanter une race croisйe de Franзais et d'Amйricains. Il refusa donc.

«Aller jouer lа-haut, disait-il, le rфle d'Adam avec une fille d'Иve, merci! Je n'aurais qu'а rencontrer des serpents!...»

Dиs qu'il put se soustraire enfin aux joies trop rйpйtйes du triomphe, il alla, suivi de ses amis, faire une visite а la Columbiad. Il lui devait bien cela. Du reste, il йtait devenu trиs fort en balistique, depuis qu'il vivait avec Barbicane, J.-T. Maston et tutti quanti. Son plus grand plaisir consistait а rйpйter а ces braves artilleurs qu'ils n'йtaient que des meurtriers aimables et savants. Il ne tarissait pas en plaisanteries а cet йgard. Le jour oщ il visita la Columbiad, il l'admira fort et descendit jusqu'au fond de l'вme de ce gigantesque mortier qui devait bientфt le lancer vers l'astre des nuits.

«Au moins, dit-il, ce canon-lа ne fera de mal а personne, ce qui est dйjа assez йtonnant de la part d'un canon. Mais quant а vos engins qui dйtruisent, qui incendient, qui brisent, qui tuent, ne m'en parlez pas, et surtout ne venez jamais me dire qu'ils ont «une вme», je ne vous croirais pas!»

Il faut rapporter ici une proposition relative а J.-T. Maston. Quand le secrйtaire du Gun-Club entendit Barbicane et Nicholl accepter la proposition de Michel Ardan, il rйsolut de se joindre а eux et de faire «la partie а quatre». Un jour il demanda а кtre du voyage. Barbicane, dйsolй de refuser, lui fit comprendre que le projectile ne pouvait emporter un aussi grand nombre de passagers. J.-T. Maston, dйsespйrй, alla trouver Michel Ardan, qui l'invita а se rйsigner et fit valoir des arguments ad hominem.

«Vois-tu, mon vieux Maston, lui dit-il, il ne faut pas prendre mes paroles en mauvaise part; mais vraiment lа, entre nous, tu es trop incomplet pour te prйsenter dans la Lune!

— Incomplet! s'йcria le vaillant invalide.

— Oui! mon brave ami! Songe au cas oщ nous rencontrerions des habitants lа-haut. Voudrais-tu donc leur donner une aussi triste idйe de ce qui se passe ici-bas, leur apprendre ce que c'est que la guerre, leur montrer qu'on emploie le meilleur de son temps а se dйvorer, а se manger, а se casser bras et jambes, et cela sur un globe qui pourrait nourrir cent milliards d'habitants, et oщ il y en a douze cents millions а peine? Allons donc, mon digne ami, tu nous ferais mettre а la porte!

— Mais si vous arrivez en morceaux, rйpliqua J.-T. Maston, vous serez aussi incomplets que moi!

— Sans doute, rйpondit Michel Ardan, mais nous n'arriverons pas en morceaux!»

En effet, une expйrience prйparatoire, tentйe le 18 octobre, avait donnй les meilleurs rйsultats et fait concevoir les plus lйgitimes espйrances. Barbicane, dйsirant se rendre compte de l'effet de contrecoup au moment du dйpart d'un projectile, fit venir un mortier de trente-deux pouces ( — 0.75 cm) de l'arsenal de Pensacola. On l'installa sur le rivage de la rade d'Hillisboro, afin que la bombe retombвt dans la mer et que sa chute fыt amortie. Il ne s'agissait que d'expйrimenter la secousse au dйpart et non le choc а l'arrivйe. Un projectile creux fut prйparй avec le plus grand soin pour cette curieuse expйrience. Un йpais capitonnage, appliquй sur un rйseau de ressorts faits du meilleur acier, doublait ses parois intйrieures. C'йtait un vйritable nid soigneusement ouatй.

«Quel dommage de ne pouvoir y prendre place!» disait J.-T. Maston en regrettant que sa taille ne lui permоt pas de tenter l'aventure.

Dans cette charmante bombe, qui se fermait au moyen d'un couvercle а vis, on introduisit d'abord un gros chat, puis un йcureuil appartenant au secrйtaire perpйtuel du Gun-Club, et auquel J.-T. Maston tenait particuliиrement. Mais on voulait savoir comment ce petit animal, peu sujet au vertige, supporterait ce voyage expйrimental.

Le mortier fut chargй avec cent soixante livres de poudre et la bombe placйe dans la piиce. On fit feu.

Aussitфt le projectile s'enleva avec rapiditй, dйcrivit majestueusement sa parabole, atteignit une hauteur de mille pieds environ, et par une courbe gracieuse alla s'abоmer au milieu des flots.

Sans perdre un instant, une embarcation se dirigea vers le lieu de sa chute; des plongeurs habiles se prйcipitиrent sous les eaux, et attachиrent des cвbles aux oreillettes de la bombe, qui fut rapidement hissйe а bord. Cinq minutes ne s'йtaient pas йcoulйes entre le moment oщ les animaux furent enfermйs et le moment oщ l'on dйvissa le couvercle de leur prison.

Ardan, Barbicane, Maston, Nicholl se trouvaient sur l'embarcation, et ils assistиrent а l'opйration avec un sentiment d'intйrкt facile а comprendre. A peine la bombe fut-elle ouverte, que le chat s'йlanзa au-dehors, un peu froissй, mais plein de vie, et sans avoir l'air de revenir d'une expйdition aйrienne. Mais d'йcureuil point. On chercha. Nulle trace. Il fallut bien alors reconnaоtre la vйritй. Le chat avait mangй son compagnon de voyage.


Le chat retirй de la bombe.

J.-T. Maston fut trиs attristй de la perte de son pauvre йcureuil, et se proposa de l'inscrire au martyrologe de la science.

Quoi qu'il en soit, aprиs cette expйrience, toute hйsitation, toute crainte disparurent; d'ailleurs les plans de Barbicane devaient encore perfectionner le projectile et anйantir presque entiиrement les effets de contrecoup. Il n'y avait donc plus qu'а partir.

Deux jours plus tard, Michel Ardan reзut un message du prйsident de l'Union, honneur auquel il se montra particuliиrement sensible.

A l'exemple de son chevaleresque compatriote le marquis de la Fayette, le gouvernement lui dйcernait le titre de citoyen des Йtats-Unis d'Amйrique.